Déceler très tôt le potentiel d’une activité ou d’un pays : le flair de son PDG permet aujourd’hui au plus international des distributeurs français d’afficher des résultats exceptionnels.
Les hommes en costume noir avec une oreillette blanche qui l’escortent habituellement ont disparu. Quelques femmes, gardes du corps plus discrètes, les remplacent. Ce 18 février, sur les Champs-Elysées, le Pavillon Gabriel ne bruit pas de la fébrilité qui, de coutume, précède la présentation annuelle des résultats de Casino. L’atmosphère est sereine. Les violents conflits qui ont opposé Jean-Charles Naouri, le PDG, aux familles Diniz et Houzé, anciens propriétaires de Grupo Pao de Açucar au Brésil et de Monoprix en France, sont réglés : les deux enseignes ont été totalement intégrées dans le groupe en 2013. Le patron de Casino a gagné ces batailles.
Auchan dépassé
La conférence est bouclée en une heure. Pas besoin de plus pour dérouler les bonnes nouvelles : le chiffre d’affaires est en hausse de 16%, à 48,6 milliards d’euros, les bénéfices avant impôts bondissent de 17%, portés par les performances du groupe à l’international. En France, la baisse massive des prix dans les hypermarchés Géant Casino, lancée fin 2012, commence à porter ses fruits. Enfin ! Pour preuve, le distributeur, qui cultive le secret, révèle les chiffres bouclés la veille : sur les quatre dernières semaines, le trafic clients en magasin redécolle de 4% et les volumes achetés s’envolent de 7,8%. En 2013, Casino affiche un nouveau profil. Ses ventes dépassent désormais celles d’Auchan. Le résultat opérationnel est supérieur à celui de Carrefour, le leader, pourtant deux fois plus important. Plus spectaculaire, sa marque propre Casino affiche des prix équivalents à ceux de Leclerc, le roi du discount.
La stratégie de Jean-Charles Naouri révèle toute sa cohérence aujourd’hui. « Je peux le dire maintenant, je n’y croyais pas, concède Michel-Edouard Leclerc, patron des centres Leclerc. Mais il a défini une stratégie de marque, de réseau et s’y est tenu, avec une vraie vision et une forte réactivité. » De la part de ce rival volontiers moqueur, le compliment vaut adoubement. « D’une stratégie purement financière d’équilibre des risques, il a construit une stratégie commerciale opérationnelle, renchérit Olivier de Panafieu, senior partner chez Roland Berger. C’est un extraordinaire retournement.Il faut se souvenir que Casino aurait pu disparaître quand Promodès a lancé une OPA sur lui, en 1997. » Jean-Charles Naouri, alors actionnaire minoritaire, avait contre-attaqué en surenchérissant. Puis, de l’entrée dans le capital de Monoprix en 1997 à la prise de participation dans Cdiscount en 2000, en passant par celle de Pao de Açucar au Brésil en 1999, le haut fonctionnaire converti à l’épicerie a posé des jalons. Devenus les piliers d’un groupe puissant : avec 60% de ses recettes à l’étranger, Casino est le plus international des distributeurs français. De la supérette à l’hyper, en passant par Internet avec Cdiscount, il est seul présent dans tous les types de commerce.
Tri dans les filiales
En 2005, quand Jean-Charles Naouri devient PDG de Casino, qu’il contrôle désormais, son groupe est terriblement endetté. Le chiffre d’affaires est deux fois moindre qu’aujourd’hui, mais son drapeau flotte sur deux fois plus de pays. L’inspecteur des finances, ex-directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, au ministère de l’Economie de 1982 à 1986, a un mot d’ordre : rationaliser. Toutes les filiales qui ne sont pas leaders ou coleaders sur leur territoire doivent être vendues. Exit, les Pays-Bas, la Pologne, les Etats-Unis, le Mexique… Ne reste plus que l’Argentine, le Brésil, la Colombie, la Thaïlande, l’Uruguay et le Vietnam.
Carrefour, qui se recentre aujourd’hui, ne tient pas d’autre discours. Mais à l’époque, les analystes sont dubitatifs vis-à-vis de Casino et de Jean-Charles Naouri : « Il a visiblement abandonné sa stratégie mondiale, s’inquiétait Jean-Noël Vieille, alors directeur délégué de la banque KBL France Gestion. Le Brésil et la Thaïlande, c’est embryonnaire ! » Dix ans après, en Amérique latine, Casino réalise près de 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires et plus de 3,5 milliards en Asie. Déceler tout le potentiel de données souvent ignorées, commencer petit et sans bruit, voilà l’un des grands talents de Jean-Charles Naouri. S’il entre dans la grande distribution au début des années 1990, alors associé-gérant chez Rothschild & Cie, c’est en traitant d’un besoin de fonds de roulement à Rallye, alors que l’enseigne bretonne semblait en déshérence. Au Brésil, qui pèse désormais plus que la France dans le chiffre d’affaires de Casino, il lit l’avenir dans un chiffre : 200 millions d’habitants. « Un pays de la taille d’un continent, souligne-t-il. Avec des zones entières encore vierges de tout commerce, recelant un immense potentiel de développement. »
« Commonwealth » de marques
Le « boss » déniche sa pépite en 1999. Abilio Diniz, propriétaire de Grupo Pao de Açucar (GPA), cherche un partenaire. Trop endetté pour racheter, Jean-Charles Naouri entre au capital comme minoritaire. L’an dernier, après moult péripéties, il en a pris le contrôle. « On a bien fait d’investir en pleine période de crise, remarque le sexagénaire. Aujourd’hui, c’est un actif extraordinaire. » Tout comme Big C, acquis en Thaïlande en 1999, et dont le chiffre d’affaires a été multiplié par plus de six depuis.
Plutôt que planter son enseigne à l’étranger, Casino se fond dans les pays qu’il convoite. A l’inverse de Wal-Mart, Carrefour ou Auchan installant leurs logos sur les hypermarchés qu’ils rachètent, le petit français conserve le type de magasins et le nom des distributeurs qu’il a ciblés. « Il réalise un Commonwealth d’acteurs locaux, résume Gildas Aitamer, analyste à Planet Retail. Sans posséder la totalité du capital, il fédère. Ses partenaires, comme Exito en Colombie, sont toujours fiers de signaler qu’ils sont soutenus par Casino. » Une mondialisation moins normative que celle de ses concurrents, et en adéquation avec la signature du groupe depuis 2007 : « Nourrir un monde de diversité. » « C’est vraiment sa marque de fabrique, souligne Rodolphe Bonnasse, PDG de Ca Com, spécialiste de la distribution. Il ne décline pas une forme de commerce, mais s’intéresse à toutes. Aussi bien matériellement que sur Internet. Il a été un des premiers à en voir tout le potentiel avec le rachat de Cdiscount. »
Ce caractère multiforme est né dans l’Hexagone. Alors qu’Auchan, Carrefour et Leclerc quadrillent le territoire de leurs hypermarchés, Casino commence à racheter des distributeurs plus petits pour grossir. Entre les produits hard discount de ses Leader Price et les rayons bobos de Monoprix, le groupe aligne désormais des Vival, des SPAR, des Franprix… Pas moins de six marques qui peuvent, elles-mêmes, se décliner en spécialistes : Monoprix devient Monop’, quand il est plus petit et sans textile, DailyMonop’, quand il n’est qu’alimentaire, Monop’station dans les gares. L’enseigne est devenue un joyau dans le groupe. Elle a été absorbée l’an dernier moyennant 1,2 milliard d’euros. « Les acquisitions structurantes sont terminées, se réjouit Jean-Charles Naouri. Aujourd’hui, nous avons acquis une pleine responsabilité décisionnelle qui nous permet de construire en direct. »
Bataille des prix
En France, l’urgence concerne la politique tarifaire. En 2012, le chiffre d’affaires de Casino a reculé globalement dans l’Hexagone. Au dernier trimestre, les ventes dans les hypermarchés Géant Casino ont dégringolé de 12% ! Les clients ont déserté. Le PDG décide alors une baisse des prix sans précédent, y compris ceux des marques nationales. Cet adepte du commerce de précision, avec des prix ciblés selon les magasins, leurs concurrents et la clientèle, se résout à s’aligner sur Leclerc : des prix bas tous les jours. Dans les magasins, les produits phares des plus grandes marques, de Lactel à Coca-Cola, sont vendus avec des affichettes signalant des réductions parfois supérieures à 20%. Et plus le client achète, moins il paie cher, même quand il s’agit de consoles Wii. Cette politique a coûté 190 millions d’euros à l’enseigne l’an dernier.
Pour limiter les pertes opérationnelles, un plan d’économies de 140 millions d’euros est lancé. Dans les magasins, la musique est supprimée afin de ne plus avoir à payer de droits à la Sacem. Près de 1.500 produits, pas assez vendeurs, sont supprimés des rayons. Les logiciels inutiles disparaissent dans le cadre d’un chantier de simplification. Six mois plus tard, l’hémorragie est contenue. Mais c’est encore insuffisant. « Tout million disponible doit être mis dans la baisse des prix », martèle Jean-Charles Naouri, à l’été, dans une interview à Olivier Dauvers, expert de la distribution.
Fin 2013, les clients commencent à revenir. Les chariots sont plus remplis. Les ventes repartent enfin à la hausse au quatrième trimestre. La stratégie a porté ses fruits dans les hypermarchés. Elle se déploie aussi dans les Franprix et les Leader Price. Dès lors, le discounter s’affiche comme le moins cher de France. Mais pas question de relâcher la pression : lors des négociations commerciales pour 2014, les déréférencements se multiplient. Les camemberts Président, les chips Vico ou les apéritifs Curly sont sortis des rayons, Casino n’ayant pas obtenu les baisses de tarifs exigées. Selon les syndicats, le personnel fait les frais de ce régime drastique. « En 2014, il n’y aura quasiment aucun remplacement, assure Michel Calicat, délégué CGT. Surtout, on compte 3.500 salariés de moins dans les magasins en décembre 2013 par rapport à décembre 2012. » Les CDD auraient pratiquement disparu, et la charge de travail ne cesse d’augmenter. Si l’objectif d’ »un retour à la croissance en France » est atteint, peut-être les salariés pourront-ils eux aussi retrouver la sérénité.
Challenges – 05/04/14